vendredi 9 décembre 2011

Incandescence

         Il existe une commune déception liée à la nature même de l'attente. Faites un essai: vous attendez le bus, train, taxi, peu importe, en l'attendant, vous lui donnez déjà vie, l'anticipant. Vous imaginez. Vous l'imaginez jaillir d'un moment à l'autre de ce virage, guettant sa masse, sa forme, sa couleur. Selon la ligne desservie, vous pourriez même prévoir son modèle, imaginer sa silhouette. Dans le flot continu et indifférencié du boulevard, je n'identifie pas systématiquement pour savoir qu'il n'est pas celui que j'attends. Sa masse et hauteur verte surplombant le toit des voitures, j'attends du bus une rapidité, une régularité, une puissance. Mais à peine se laisse-t-il deviner, déjà l'intensité de mon imagination se relâche en l’apercevant enlisé dans la circulation, les vitres taguées, le côté gauche enfoncé.

                                                       Il en est des bus comme des femmes.

         Vous attendez maintenant la femme qui vous a donné rendez-vous. Dans une transe d'éblouissement, de lubricité, de dévotion. Vous êtes dans la plus bruyante place, à l'heure la plus peuplée, dans la plus grande ville du monde, vous n'y voyez qu'une scène vide où vous guettez qu'Elle fasse son entrée. Vous cristallisez sur elle toute l'intensité de votre imagination. Déjà vous pressentez que lorsqu'elle arrivera, tout sera plus léger, fuyant, inutile et débordant à la fois, entraînant, primordial, plein d'allégresse. La voici. Elle est en retard, a couru, elle a chaud et les mains moites,  son maquillage se décompose, elle a la migraine et des ampoules aux pieds. Vous êtes désormais à la plus proche pharmacie, feignant d'ignorer la saleté du café d'à côté, la pollution et le vacarme environnant.

                                            La tyrannie du particulier a humilié votre présent.

          L'argument semble irréfutable, la conscience imagine anticipe toujours, et lorsque la réalité advient, elle est toujours en deçà des scénarios, des plans, des scènes que nous nous étions jouées. Le présent se joue de nous.

J'ai la chance d'avoir, un jour, attendu un bus, dans la plus bruyante des places, à l'heure la plus peuplée, dans la plus grande ville du monde. Je ne voyais plus personne et n'entendais rien. Je l'imaginais tel qu'il m'était déjà apparu: les yeux clairs et la peau fine, le sourire qui rayonne et la joie qui transpire, un mystère bien entretenu mais sans tragédie, la légèreté et l'allégresse. Tout semblait se passer comme plus haut me direz-vous, et vous n'auriez pas tort.

Sauf que cette fois là, le bus, si frêle fut-il, aux biceps qui ne nourriraient pas le plus affamé, fut plus fort, plus puissant que tous ceux qui l'avaient précédé et que ceux qui suivraient.

L'originaire et constante déception a disparu. Elle, elle seule, avait joué un tour a cet ignoble, le Temps, Elle avait tout suspendu, avait tout réuni: vrai et faux, vie et mort, passé et futur, tout en haut et tout en bas, Elle, elle seule, avait réussi: Ivresse, plénitude, effusive confusion d'un sentiment primordial. Dans le langage courant, on, un instant génie, dit: je l'ai attendue, imaginant son sourire, et lorsqu'elle est arrivée, elle dépassait toute l'imagination dont j'étais capable, c’était la plus belle chose que j'ai vue de ma vie.



Lorsque le bus arrive, on y monte, c'est affaire de secondes. Quasi instantanément, nous sommes à autre chose, le bus n'a plus d'importance, voilà l'étrangeté des voyageurs et le paysage qui défile...

Sagesse ou regret, ce bus dont je vous parle, je n'y suis jamais monté. C'est comme s'il m'avait emmené.



Entrés dans La Pièce comme qui chuchote, l'on trébuche, entorse des coeurs, se demandant toujours: qui pour moi rayonner encore ?